L'argument du dessein fait partie de ce qu'on appelle "les preuves de l'existence de Dieu". De nombreuses critiques en ont été faites. Richard Swinburne en propose une formulation formellement valide.
Les preuves de l'existence de Dieu :
Il existe en philosophie de la religion ce qu'on appelle des "preuves de l'existence de Dieu" qui, comme je l'explique ici, ne sont pas des preuves au sens scientifique ou juridique du terme, mais des arguments. Comme pour tout argument, les philosophes théistes ont tenté, au cours des siècles, d'en donner des formulations qui respectent les règles de l'argumentation. D'autres, les philosophes athées, leur ont adressé des objections. Il existe différents types d'arguments en faveur de l'existence de Dieu. L'argument du dessein fait partie des arguments téléologiques, c'est-à-dire des arguments qui mettent en jeu la finalité apparente du monde. Le mot "dessein" désigne le projet, l'intention.
Richard Swinburne, un philosophe britannique contemporain majeur en philosophie de la religion, a récemment proposé une formulation précise et formellement valide de cet argument. Je propose d'en faire un compte-rendu en suivant la lecture de son article "The Argument from Design" paru dans la revue Philosophy, n°43 en 1968. Yann Schmitt en a donné une traduction dans Philosophie de la religion. Dieu, le mal, la croyance, Cyrille Michon et Roger Pouivet (Paris, Vrin, 2e éd. 2010).
Présentation de l'argument du dessein :
Swinburne soutient que, si l'on formule correctement l'argument du dessein, c'est-à-dire en respectant les règles de l'argumentation sur les questions de fait, alors aucune objection concernant la forme de cet argument n'est valide. Il propose donc une construction de cet argument de telle sorte que, si l'on veut l'attaquer, on ne puisse le faire que du dehors, sans prendre en faute le raisonnement lui-même.
Tout d'abord, l'argument du dessein consiste à partir du constat de l'ordre ou de la régularité des choses du monde, et à en conclure que cette régularité est l'œuvre délibérée d'un agent rationnel, sans corps, libre, très puissant. Il y a donc trois étapes dans l'argument : l'affirmation de départ, qu'on appelle la prémisse, puis la justification qui permet de conclure.
La prémisse de l'argument du dessein :
Concernant la prémisse, c'est-à-dire l'affirmation "il y a une régularité ou un ordre dans le monde", il faut commencer par distinguer deux sortes de régularité. La première est la régularité d'ordre spatial, comme par exemple les livres d'une bibliothèque, présents en même temps dans le même espace, qui sont rangés par ordre alphabétique. La deuxième est la régularité d'ordre temporel, qui porte sur les successions de phénomènes, comme par exemple lorsque vous conduisez une voiture (ou une moto, un vélo, une trottinette, peu importe) et que vous tournez le volant, cela tourne les roues et modifie la trajectoire de la voiture. Ces deux exemples portent sur des régularités causées par les humains, mais l'argument du dessein portera évidemment sur les régularités naturelles.
Partir des régularités temporelles dues aux lois de la nature :
Swinburne propose de construire l'argument du dessein uniquement sur la régularité temporelle ou de succession, c'est-à-dire la régularité du monde qui concerne les lois de la nature. Pourquoi ? Parce que la régularité spatiale peut s'expliquer par une explication scientifique normale : il n'est donc pas nécessaire de faire appel à l'existence d'un agent rationnel très puissant pour l'expliquer. Or, l'idée de l'argument du dessein est justement de montrer que, sans l'hypothèse d'un Dieu, on ne peut expliquer de manière satisfaisante l'ordre du monde qu'on constate.
Pour le dire autrement, il n'est pas pertinent de commencer l'argument en donnant comme exemple l'arrangement subtile des organes d'un corps. Beaucoup diront par exemple : "Regardez comment est constitué l'œil, de quelle façon tous ses éléments différents (cellules de la rétine, iris, pupille, orbite, nerf optique) s'emboîtent et se coordonnent de telle sorte que l'œil voie ! Ce ne peut être que le produit d'une volonté divine." Justement, dit Swinburne, cela peut être dû à autre chose. En effet, on peut expliquer cet ordre spatial par la théorie de l'évolution par sélection naturelle, telle que présentée par Darwin. Nul besoin donc de se rabattre sur l'hypothèse "Dieu existe", ou "il existe un agent rationnel très puissant et libre qui est responsable de l'ordre du monde."
Donc, la prémisse est précisément : il existe une régularité de succession ou temporelle dans le monde, qui est due à l'opération des lois de la nature.
La justification de l'argument :
Passons à présent au "milieu" de l'argument, à sa justification, qui nous mènera à la conclusion. Comment expliquer qu'il existe une telle régularité due aux lois de la nature elles-mêmes régulières? S'il est possible d'expliquer l'ordre spatial par les lois de la nature (comme nous l'avons dit ci-dessus de l'organisation de l'œil expliquée par la théorie de l'évolution par sélection naturelle), il n'est pas possible d'expliquer l'ordre temporel dû à des lois naturelles en faisant référence à autre chose qu'une autre loi naturelle plus générale. Mais alors, on ne fait que reculer la question. Prenons un exemple : Galilée a formulé la loi sur la chute libre des corps. Cette loi explique les régularités de succession telles que "je lâche un objet, il tombe". Mais comment expliquer la régularité d'une telle loi ? Newton, avec sa loi de l'attraction universelle, propose une explication en donnant une loi naturelle plus générale qui englobe la loi de la chute libre des corps. Mais la question revient : comment expliquer la régularité de la loi de l'attraction universelle ? Il faudrait remonter à nouveau à une loi plus générale encore, et ainsi de suite, jusqu'aux lois fondamentales. Mais ces dernières sont elles aussi régulières ! Deux possibilités s'offrent alors à nous : soit accepter cette régularité fondamentale comme un fait brut, sans explication, soit chercher une explication à ce fait.
Or, Swinburne explique qu'il ne peut y avoir que deux explications possibles :
l'explication par causalité scientifique, autrement dit par une loi de la nature plus fondamentale: mais nous venons de voir que nous sommes déjà rendus au niveau des lois fondamentales.
l'explication par causalité libre, autrement dit par l'action d'un agent libre opérant un choix rationnel : nous nous servons de ce genre d'explication quand nous demandons raison des actions humaines.
Si la première explication est impossible, et que seule la seconde reste en lice, et qu'elle est elle-même valide, alors nous pouvons sans erreur logique accepter la seconde explication. Comme il y a certaines régularités de succession qui s'expliquent par l'action d'un agent libre, comme par exemple les livres d'une bibliothèque rangés par ordre alphabétique, et comme nous ne disposons pas d'une explication plus satisfaisante (notre deuxième possibilité était seulement d'accepter comme un fait brut l'existence de régularités fondamentales), nous pouvons postuler que toutes les régularités ont pour cause l'action d'un agent rationnel.
Voici notre conclusion justifiée. Il reste cependant à la formuler précisément, ce que je fais (toujours en suivant Swinburne), dans le paragraphe suivant.
Ce que montre l'argument du dessein :
Que prouve précisément l'argument du dessein ? Il prouve qu'un agent rationnel existe, qui n'a pas de corps, qui est libre, qui est très puissant (plus puissant que les humains) et qui est le responsable de la régularité des lois naturelles dans le monde. On peut admettre qu'une telle définition correspond à ce qu'on entend en général par "dieu".
Agent rationnel, c'est-à-dire doué de raison. Sans corps, parce que le corps limite ce qu'on peut contrôler directement. Or cet agent contrôle toutes les parties de l'univers, donc il ne peut être incarné. Très puissant n'est pas synonyme de tout puissant. Il est juste nécessaire à l'argument que cet agent rationnel soit beaucoup plus puissant que les humains. Donc cet argument ne montre pas que le "finalisateur du monde" est omnipotent, omniscient ou parfaitement bon. Il ne montre pas non plus que ce "finalisateur du monde" est le Dieu de la révélation, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.
Faut-il pour autant, lorsqu'on est croyant (juif, chrétien ou musulman), rejeter cet argument au prétexte qu'il ne montre pas qu'un Dieu omnipotent, omniscient et parfaitement bon existe ? ou que le Dieu de la révélation existe ? Swinburne estime que non : il faut concevoir les arguments en faveur de l'existence de Dieu comme un système à différentes pièces qui se complètent. L'argument du dessein permet de montrer un certain point. Mais il ne fonctionne pas seul, ou du moins, seul il fonctionne de façon limitée : il a besoin d'être complété par les autres arguments. Pris tous ensemble, ils forment un tout cohérent qui permet de fonder la foi théiste.
Faiblesse de l'argument du dessein :
L'objectif de Swinburne est de prouver que l'argument du dessein, s'il est bien construit, ne contient aucune erreur dans sa forme. Si l'on veut l'attaquer, lui adresser des objections, on ne peut le faire en pointant une erreur logique dans le raisonnement. Formellement, il est valide. Swinburne tente, à la fin de son article, de montrer que la plupart des objections adressées à l'argument du dessein sont en réalité adressées à un argument formulé à partir d'une prémisse basée sur les régularités spatiales. Mais ces objections ne tiennent pas si la prémisse est basée sur les régularités de succession.
Cependant, l'argument du dessein a bien une faiblesse : sa faiblesse tient au fait qu'il est un argument par analogie. Une analogie est une comparaison entre deux rapports. Les A sont causés par les B. Les A* sont similaires aux A. Donc, en l'absence d'explication plus satisfaisante, nous pouvons inférer que les A* sont produits par des B*, similaires aux B. Dans notre cas, l'analogie se fait entre le rapport des agents humains à leurs actes, et le rapport d'un agent rationnel à l'ordre du monde. Tout comme l'homme est responsable de certaines régularités spatiales et temporelles dans le monde, un agent rationnel est responsable de toutes les régularités du monde.
Or, on pourrait attaquer l'argument en soutenant que l'analogie est trop faible, ce qui affaiblit la probabilité de la conclusion. Pourquoi cette analogie est-elle faible ? Elle l'est à cause des différences entre les effets (certaines régularités artificielles causées par les humains, toutes les régularités causées par les lois de la nature) qui entraînent des différences entre les causes (les humains, peu puissants et incarnés, et l'agent rationnel très puissant et non incarné).
Donc, si l'on veut s'opposer à l'argument du dessein tel qu'il est formulé par Swinburne, ce dernier soutient qu'on ne peut lui reprocher une erreur logique, que son inférence à partir des lois naturelles est correcte, mais qu'on peut lui objecter la faiblesse de l'analogie. Cependant, le défenseur de l'argument aura tendance à souligner que les similitudes sont plus nombreuses que les différences, quand l'opposant fera l'inverse. Le défenseur de l'argument pourra alors toujours arguer que cet argument du dessein ne fonctionne pas seul, mais qu'il est lié à d'autres arguments (cosmologiques, ontologiques) eux aussi logiques, et conduisant à une conclusion plus ou moins semblable. La faiblesse d'une partie du système ne permet pas de conclure à la faiblesse du système dans son entier.
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